DISCOURS
PRONONCÉS SUR LA TOMBE
DE
M. ISIBOBI GIOFFRBÏ SAINT-HIUIRI
le 13 nowmfcve 1861 .
Paris. —■ Imprimerie de L. Marti.net, rue Mignon, 2.
DISCOURS
PRONONCÉS SUR LA TOMBE
DE
SI. Isidore GEOFFROY SAIJIT HIIAIRE
LE 11 HOVEMBEE 1861.
Discoiirfs de m. Milne Edwards,
Président de l'Académie des sciences.
Messieurs,
Depuis le commencement du siècle les Geoffroy Saint-Hilaire sont comptés
parmi lés représentants les plus illustres des sciences zoologiques, et hier
encore l’Académie se plaisait à voir l’héritier de ce grand nom occuper
dans son sein une de ces places éminentes qui ne peuvent être conquises que
par le mérite personnel. Les sentiments d’estime et d’amitié que nous inspi¬
raient le caractère, les talents, les travaux du savant dont nous portons ici le
deuil, s’associaient dans nos cœurs au souvenir que le génie de son père
avait laissé parmi nous, et souvent, en entendant Isidore Geoffroy exposer en
termes élégants, lucides et bien pondérés, les idées élevées que l’auteur de
la Philosophie anatomique lui avait léguées, il nous semblait que l’esprit de
ce penseur profond n’était pas mort avec lui, mais que, dégagé de toute
entrave et revêtant une forme nouvelle, il s’avançait d’un pas plus rapide
et plus sûi' dans le chemin du vrai.
En effet, Isidore Geoffroy, sans négliger les travaux dont ses propres inspi¬
rations étaient l’unique source, s’est appliqué avec une rare persévérance à
développer, à rendre saisissables pour toutes les intelligences, à perfectionner
même les grandes vues théoriques de son père, et il n’a pas failli à cette
tâche ardue. La piété filiale était un des traits les plus saillants de son carac¬
tère, et le culte qu’il rendait à la mémoire de son père lui a fait entreprendre
une longue série d’ouvrages tous dignes du sentiment qui les dictait ainsi
que de la pensée philosophique dont ils étaient l’expression. Notre regretté
confrère était bien doué par la nature : son esprit droit, ferme et méditatif
était mûri par l’étude ; il possédait à un haut degré l’art de l’exposition, et
un concours de circonstances heureuses avait contribué à développer en lui
l’amour de la science, et à faire aussi naître la pensée qui domina sa vie.
Né le 16 décembre 18ü5, et élevé au milieu des richesses scientifiques dont
le Muséum d’histoire naturelle est dépositaire, Isidore Geoffroy avait à choisir,
sa can'ière à l’époque où son père, arrive à l’apogée de sa gloire, luttait avec
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le grand Cuvier et passionnait tous les esprits au sujet de questions abstraites
qui jusqu’alors n’avaient été que timidement abordées dans l’enceinte étroite
de quelques écoles.
Isidore, témoin de ces débats célèbres et nourri des idées du philosophe
illustre qui cherchait à imprimer aux études zoologiques une direction nou¬
velle, ne pouvait y rester indifférent, et de bonne heure il devait se com¬
plaire dans la pensée d’être à son tour le défenseur et l’interprète des doc¬
trines dont son père était un si vaillant champion. Depuis longtemps sa
jeune imagination était d’ailleurs excitée et séduite par le spectacle varié
des merveilles de la création, par la vue des triomphes de la science, et
davantage encore peut-être par mille récits des conquêtes de l’intelligence
accomplies au milieu du hruit des armes pendant cette mémorable campagne
d’Égypte qui semble nous avoir ramené les temps héroïques de l’antiquité,
et qui était un sujet d’entretien inépuisable pour son père et pour ses amis.
Il n’hésita donc pas à se consacrer aux études qui avaient jeté tant d’éclat
sur le nom d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, et quelques années plus tard,
lorsqu’il vit ce chef d’école, affaibli par les veilles plus que par l’âge, fléchir
sous le poids qu’il avait à porter, Isidore comprit que son tour était venu
pour entrer en lice, et qu’il lui appartenait de défendre le drapeau de sou
père.
Aussi, vers 1830, voyons-nous Isidore Geoffroy, après s’être exercé dans
l’art d’observer par divers travaux descriptifs dont le mérite fut reconnu de
tous les zoologistes, aborder une question d’anatomie philosophique non
moins intéressante que vaste et difficile.
Depuis quelques années Étienne Geoffroy avait été conduit à penser que
les anomalies de l’organisation animale, désignées communément sous le
nom de monstruosités, ne pouvaient être, comme on le disait souvent, des
effets du hasard, et devaient suivre des lois non moins absolues et générales
que celles dont dépend le mode de structure normale de chaque espèce
zoologique ; mais cette vue de l’esprit ne reposait encore que sur de faibles
bases, lorsque Isidore Geoffroy entreprit la révision et la discussion de tous
les faits, de cette nature qui se trouvaient consignés dans les annales de la
science. Il fit à ce sujet d’immenses recherches, et l’ouvrage dont il com¬
mença la publication en 1832 forme époque dans l’histoire de la tératologie.
En effet, il y créa presque toute une branche nouvelle des sciences physiolo¬
giques, et il montra que les méthodes employées avec succès pour l’étude
des animaux parfaits sont également applicables à celle des produits anor¬
maux de la création.
Ce livre porta aussitôt Isidore Geoffroy Saint-Hilaire au premier rang parmi
les naturalistes, et marqua sa place à l’Académie des sciences, où il vint
s’asseoir en 1833, à côté de son illustre père, parmi les représentants de la
zoologie en France.
Je ne passerai pas en revue tous les ouvrages dont notre illustre collègue
a, depuis lors, enrichi la science ; la liste en serait trop longue pour pouvoir
être lue ici. Les uns sont consacrés à la constatation et à la classification des
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faits particuliers, sans la connaissance précise desquels la zoologie n’aurait
pas de base solide et deviendrait bientôt un chaos inabordable : d’autres ont
pour sujet l’examen de diverses questions des plus ardues et des plus vastes,
telles que les caractères de l’espèce ou la valeur des méthodes scientifiques.
Tous témoignent une profonde érudition et portent le cachet d’un esprit sage,
élevé et généralisateur ; la pureté et l’élégance du style en rehaussent le
mérite, et les nombreux amis des sciences apprendront avec regret qu’au-
jourd’hui son Histoire générale des êtres organisés ne saurait être achevée.
La vie trop courte de notre illustre confrère a été bien remplie. Son
temps était partagé entre les devoirs de l’enseignement public, les investiga¬
tions du zoologiste et les travaux destinés à étendre les bienfaits que la
science peut rendre à l’humanité. D’autres voix vous raconteront ce qu’il a
fait comme professeur et administrateur au Muséum d’histoire naturelle, où
il remplaça son père en 1841 ; comme professeur a la Faculté des sciences
où, dix ans plus tard, il succéda à Blainville, et comme fondateur de la Société
zoologique d’acclimatation, qui date de 1854 ; mais j’ajouterai que, dans tous
ces établissements, sa mort prématurée est un sujet de deuil profond, et sa
mémoire restera vénérée.
En effet, ce n’est pas seulement le naturaliste célèbre dont nous déplorons
aujourd’hui la perte. Isidore Geoffroy était aimé autant qu’estimé de tous ceux
qui le connaissaient. Son cœur était bon, et le souvenir des services qu’il a
rendus fera couler plus d’une larme sur les bords de sa tombe.
Pendant longtemps il avait eu tout ce qui peut contribuer le plus à rendre
im homme heureux. Sa compagne charmait tous les cœurs par sa grâce
tendre et délicate, sa bonté, la distinction de ses manières et l’élévation de
son esprit ; ses enfants ne lui laissaient rien à désirer ; sa mère ne l’avait pas
quitté; ses nombreux amis lui prodiguaient des témoignages d’estime et
d’affection; enfin, il jouissait pleinement de la gloire de son père et il voyait
chaque jour son nom grandir dans l’opinion publique. Mais une félicité si
parfaite ne devait pas durer autant que lui. 11 eut d’abord à sentir les longs
déchirements que fait éprouver la vue des souffrances d’un être tendrement
aimé dont on sait que les jours sont comptés ; puis il se trouva séparé de
celle qu’il chérissait le plus en ce monde, et on le vit chercher dans un tra¬
vail sans relâche l’oubli de ses peines ; mais rien ne pouvait effacer de sa
pensée le souvenir de son bonheur perdu ; il usa ses forces, mais il ne guérit
pas les blessures de son cœur. Enfin, sa constitution, minée par les fatigues
et par le chagrin, n’a pu résister à un mal qui n’a paru être grave que dans
les derniers jours de sa vie, et, le 10 novembre, il expira entre les bras de
son fils, de sa fille et de sa vieille mère.
La veuve d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire a eu le triste privilège de sur¬
vivre à son illustre mari et à tous scs enfants. Sous l’impression du coup
suprême dont elle vient d’être frappée, son cœur doit être insensible aux
choses de ce monde et n’aspirer qu’au moment où Dieu ne retiendra plus
son âme loin des objets de ses plus chères aflèctions. Mais si une douleur si
grande pouvait être adoucie par des témoignages de sympathie, les consola-
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dons ne Ini manqueraient pas, car tous les amis de la science réunis ici èn
foule, rinstitutde France, TUniversité, le Muséum, tous les membres de la
grande famille des hommes d’étude, partagent ses regrets ; son deuil est un
deuil public, et dans ce moment solennel où la terre va recouvrir à jamais
la dépouille mortelle de son fils et où la voix de la vérité peut seule se faire
entendre, je ne crains pas de lui dire quel'sera le jugement de la postérité:
le nom d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire prendra place à côté de celui de son
illustre père, et ne sera pas oublié tant que des esprits philosophiques culti¬
veront les sciences naturelles.
Adieu, Geoffroy! espérons que ton fils unique marchera sur tes traces et
ajoutera de nouveaux fleurons à la couronne que ton père t’avait léguée!
Discoars de M. A. de Qnatrefages,
Membre de l’Institut, professeur-administrateur au Muséum d’tiistoire naturelle.
Chargé de rappeler ici ce que fut Isidore Geoffroy Saint-Hilaire comme
professeur au Muséum, je m’efforcerai d’être court. Je ne sais rien de plus
éloquent que la foule qui nous entoure et qui réunit des hommes de vies si
diverses, d’occupations si différentes, surpris peut-être d’avoir à confondre
sur une même tombe leurs larmes et leurs regrets.
. Dès l’âge de dix-neuf ans, en 182ù, Isidore Geoffroy devenait l’aide-natu-
raliste de son illustre père ; en 1837, il recevait le titre officiel de professeur
suppléant. Quatre ans après (1841), Étienne Geoffroy Saint-Hilaire était exilé
de sa chaire par une infirmité que la science semble se faire un jeu cruel
d’infliger à ses, plus dévoués soldats.
Gomme Lamarck et Savigny, il était aveugle; et si, plus heureux que ses
deux émules, il put trouver dans sa famille d’ineffables consolations, il n’en
fut pas moins comme perdu pour la science. Son fils fut alors nommé pro¬
fesseur titulaire. Cette qualité mit entre ses mains la Ménagerie, les galeries
des oiseaux et des mammifères, et l’enseignement relatif à ces deux classes
d’animaux, En d’autres termes, Isidore Geoffroy eut dès lors un matériel
immense déjà et d’une double nature à surveiller et à accroître, une science
à faire connaître et à vulgariser. Voyons-le dans ce double rôle.
Notre regretté collègue voyait dans le Muséum où s’était écoulée sa pre¬
mière enfance une seconde et presque sa plus chère patrie. L’amour filial
ajoutait à la vivacité de ce sentiment. Continuer en tout l’œuvre de son père
était à ses yeux plus qu’un bonheur ; c’était l’accomplissement d’un devoir.
A ce double titre, l’accroissement des collections, le développement de la
ménagerie fondée par Étienne Geoffroy (1793), étaient pour lui l’objet d’une
sollicitude constante. J’en ai trouvé la preuve à chaque page dans les lettres
qu’il écrivait à celui qui fut l’aide aussi modeste que dévoué du père et du
fils, à M. Florent Prévost. — Il écrivait de Douai : « J’ai enfin réussi cette
fois à obtenir le Leptorhynque ! Voilà une grande lacune de moins dans la
collection. » — Il écrivait d’Hyères : « Quel raallieur que notre inénagerie
ne jouisse pas d’un climat comme celui-ci ! » Partout, dès qu’il s’agissait de
ses galeries, il se faisait solliciteur. C’est ainsi qu’il suppléait à la modicité
du budget alloué pour ces dépenses et amenait au Muséum ces dons nom¬
breux, souvent d’une grande valeur, qu’il annonçait à ses collègues presque
à chaque réunion. Laissons ici parler les chiffres. Eu 1828, on ne comptait
au Muséum que 7500 sujets ; en 1835, ce chiffre s’élevait à 11,750 ; . au
mois d’août 1861, le nombre était de 15 500, et les magasins renfermaient
en outre environ 12 000 peaux. Ajoutons que l’ordre le plus sévère a tou¬
jours régné au milieu de ces richesses sans cesse croissantes, grâce aux dis¬
positions réglementaires à la fois simples et sages établies par Isidore Geoffroy,
et qu’il savait rendre légères à tous ses subordonnés par une justice bien¬
veillante, par son inaltérable bonté.
Ce qui se passait dans la collection des animaux morts se répétait à la mé¬
nagerie, la collection des animaux vivants. En 182û, Isidore Geoffroy la
trouva composée de 283 oiseaux ou mammifères ; en 1842, elle comptait
426 individus; depuis 1850 elle s’est maintenue à un chiffre moyen de près
de 900. Dans ce laps de temps, des reproductions nombreuses, dont plu¬
sieurs nouvelles sous notre climat, ont démontré la possibilité d’acclimater’
certains animaux exotiques ; des croisements variés entre des espèces, entre
des races différentes, ont résolu quelques-uns des plus ardus problèmes de
la physiologie générale. Pour qui connaît les difiicultés résultant de Eéxiguïté
du local, de la nature du sol, de la parcimonie des budgets, ces résultats
seront la démonstration la plus nettè des soins de toute heure, qu’Isidore
Geoffroy donnaitàla ménagerie. Pour les obtenir, en effet, le savoir ne suffit
pas ; il est nécessaire de joindre à cet indispensable élément de succès le sens
pratique et l’aptitude à descendre à une infinité de détails d’où dépendent la
santé, le bon état de ces espèces exotiques. Ici encore, pour montrer jusqu’à
quel point Isidore Geoffroy possédait ces qualités, j’aimerais à reproduire
quelques passages de la correspondance que je citais tout à l’heure; mais le
temps presse, et je dois me hâter.
La direction d’Isidore Geoffroy laissera au Jardin des plantes des traces
ineffaçables. Elle a porté son influence au dehors même de cet établissement.
Le Musémn, cette institution jusqu’ici unique dans le monde, reproduite,
mais toujours partiellement chez presque tous les peuples civilisés, a enfanté
les jardins zoologiques, imitations de sa ménagerie. A celle-ci se rattachent
encore la Société d’acclimatation, qui compte aujourd’hui ses membres par
milliers, et à laquelle se joignent les souverains, et le Jardin d’acclimatation
qui sera au Jardin des plantes ce que la Société d’encouragement pour l’in¬
dustrie est à l’Académie des sciences. A Isidore Geoffroy revient rhonneur
de ces deux créations nouvelles, réalisation naturelle des pensées qu’expri-
maient déjà Buffon et Daubenton ; et comme pour montrer la filiation que
j’indique, les liens qui unissent ces trois institutions, toutes trois sont frappées
du même coup. Isidore Geoffroy est mort directeur du Muséum, président de
la Société d’acclimatation, président du Conseil du Jardin d’acclimatation.
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F.st-il nécessaire de rappeler avec quel lact, avec quelle connaissance parfeite
des hommes et des choses il sut faire la part de ces trois corps qui l’avaien
mis à leur tête, et transformer en occasions de bons services mutuels des
circonstances qui auraient pu prêter à des accidents de rivalité ? Non, sans
doute, et certainement cpæ relations si utiles à tous survivront à jamais à celui
qui sut si bien les faire naître et les cimenter.
Je viens d’esquisser ce qu’était Isidore Geoffroy dans ce qu’on peut appeler
la partie matérielle de ses attributions. Voyons-le maintenant comme profes¬
seur, comme savant. Ici le tableau change en grande partie, ou mieux se
colore de teintes nouvelles. Sans doute, il a laissé plusieurs écrits conçus dans
une direction tout utilitaire, et montré ainsi que pas plus que ses sœurs, la
zoologie ne doit rester étrangère à qui s’occupe de l’aisance générale du bien-
être matériel ; sans doute dans la description de nombreuses espèces nou¬
velles, dans la caractérisation des genres et des autres groupes qu’il a rendus
classiques, nous retrouvons l’homme précis, rigoureux, minutieux même
quand il le faut ; mais en général, dans ses écrits comme dans son enseigne¬
ment, percent toujours des préoccupations élevées, des vues remarquable¬
ment larges, des pensées essentiellement philosophiques. Parfois le contraste
est frappant, et à lui seul, il en dit plus que toutes les paroles. C’est le cachet
d’une intelbgence complète que de pouvoir à la fois descendre aux derniers
détails et d’atteindre aux grandes idées.
C’est à l’Athénée et dès ,1830 qu’Isidore Geoffroy, déjà connu par de nom¬
breuses publications, débuta comme professeur. Il y montra tout à la fois ses
qualités et ses tendances. Dans cet esprit net et lucide les idées naissaient et
se coordonnaient dans un ordre logique, aisé à suivre pour l’auditeur. La
parole, toujours facile, était avant tout simple et claire ; mais elle s’animait,
se colorait quand l’orateur abordait des sujets élevés; et alors des compa¬
raisons heureuses, des images frappantes, résolvaient pour l’esprit le moins
préparé les plus sérieuses difldcultés de la science.
Dès ses premières leçons, Isidore Geoffroy se plaça sur le terrain de la
zoologie générale. Par là il se rattachait à l’école philosophique française, à
cette grande école qui réunit à des titres divers, Buffon, Lamarck et Étienne
Geoffroy. Les rapports fondamentaux des espèces animales entre elles et avec
le monde extérieur, tel est le sujet qu’abordait le jeune professeur de vingt-
cinq ans, et il ne se trouva pas au-dessous de sa tâche. C’est que déjà son
intelligence était mûrie par la ténacité de réflexions embrassant constamment
le même ordre d’idées et lui rattachant de près ou de loin à peu près tous
les faits scientifiques qu’il apprenait ou découvrait.
Ces préoccupations du jeune homme, de l’adolescent, pourrait-on dire, ont
suivi l’homme fait dans toute sa carrière. On les retrouve jusque dans de
courtes notes dont le sujet semble d’abord devoir leur être totalement étran¬
ger ; elles dominent tous les travaux importants d’Isidore Geoffroy ; elles le
suivaient dans sa chaire et se faisaient jour à chaque instant. Plusieurs fois,
comme pour leur faire une part, notre collègue commença ses cours d’orni¬
thologie ou de mammalogie par des leçons consacrées à traiter quelque point
de zoologie générale. C’était là, en réalité, autant de chapitres isolés d’un
ouvrage auquel il pensa toute sa vie, et dont il avait commencé la publication
lorsque l’inexorable mort est venue le frapper.
Laissez-moi, messieurs, retenir un instant vos pensées sur ce livre, sur
l'Histoire naturelle générale des règnes organiques. Son titre seul vous dit
qu’en se mûrissant, la conception du jeune professeur de l’Athénée s’était
élargie et complétée. C’est qu’en effet dans ces hautes régions delà science où
se plaçait notre confrère, on ne saurait plus séparer impunément les êtres
qu’unissent l’organisation et la vie. « Aux limites mêmes du règne animal,
nous dit l’auteur dans sa préface, l’application de la méthode reste incom¬
plète, les démonstrations pour la plupart inachevées, la synthèse seulement
partielle. » Voilà pourquoi au lieu d’une zoologie générale, Isidore Geoffroy
fut conduit, malgré ses efforts pour l’éviter, à entreprendre l’histoire géné¬
rale des êtres organisés. Il s’était préparé à l’écrire pendant vingt-six ans,
lorsque le premier volume parut en 185à. C’est là ce que l’auteur déclare
dans sa préface ; et nous pouvons en croire sa parole, car un programme
détaillé, une sorte de table analytique anticipée, ouvre ce premier volume,
et prouve que l’ouvrage entier était arrêté et conAae fait dans la tête de notre
regretté confrère.
Voilà par-dessus tout peut-être pourquoi la mort d’Isidore Geoffroy est
pour la science une perte irréparable. 11 ne fallait rien moins que toute une
vie pour préparer un semblable travail. Qui recommencera cette œuvre?....
Au milieu des tourbillons qui nous entraînent tous, il est bien peu d’intelli¬
gences capables de rester fidèles à la même pensée pendant vingt-six ans !...
Peu de savants sont placés dans les conditions nécessaires pour agir ainsi ;
moins encore ont dès l’enfance à côté d’eux et sous la main tout ce qui peut
éveiller, guider, éclairer leurs méditations. Isidore Geoffroy avait tout cela ;
il en avait usé avec la hardiesse prudente dont il a si souvent donné la preuve.
Ici, plutôt que partout ailleurs, peut-être il a fait preuve des qualités que
j’indiquais tout à l’heure dans le choix des faits, dans la manière de les pré¬
senter, dans une argumentation sobre et logique. Aussi est-il bien difiicile
de ne pas accepter ses conclusions, et alors même qu’on est tenté d’en con¬
tester quelques-unes, il est impossible de ne pas reconnaître qu’elles reposent
sur un savoir immense et vrai, coordonné par une raison des plus fermes,
vivifié par des vues d’une incontestable profondeur.
VHistoire naturelle générale est h peine parvenue au tiers de l’étendue
qu’elle devait avoir, et pourtant elle n’en constitue pas moins pour Isidore
Geoffroy, pour la France entière, un sérieux titre de gloire. Ainsi en ont
jugé les étrangers eux-mêmes, qui s’empressaient de la faire passer dans leur
langue, et dont la traduction arrivait lundi dernier à l’Académie comme un
hommage rendu à cette tombe à peine ouverte î
Ce livre fait à son auteur une place à part, et lui assure en zoologie le titre
de chef de l’école philosophique actuelle ; il met le fils non loin du père
dans tine des plus larges voies qu’ait ouvertes notre grand Buffon ; il est le
fruit du développement graduel d’idées qui ont germé et ont grandi au Jardin
io ¬
des planlès. En ouire, c’est surloùt dans les gâteries qû’il Se plaisait à enrichir,
dans la ménagerie qui lui rappelait tant de souvenirs, qu’Isidore Geoffroy en
avait recueilli les matériaux. Par toutes ses origines, l'Histoire naturelle
générale est donc un produit du Muséum. Voilà pourquoi j’en ai parlé de
préférence, pourquoi, au risque d’aviver encore vos douleurs, j’ai voulu le
rappeler à vos mémoires au moment où nous disons à celui qui n’a pu
l’achever un cruel, un ^iernier adieu !
Disconrs de H. Delaunay,
Membre de l’Institut, professeur à la Faculté des sciences.
Messieurs,
‘ Je viens, au nom de la Faculté des sciences, prendre part à l’expression
des regrets universels que cause la mort si prématurée de M. Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire. Vous n’attendez pas de moi que j’essaye de faire ressortir le
mérite des travaux scientifiques de notre excellent confrère ; je laisse à
d’autres voix plus autorisées que la mienne le soin de vous parler de ses
recherches si variées et si étendues, de ses publications si nombreuses et si
importantes. Je me -bornerai à vous rappeler en quelques mots les quaütés
du professeur éminent et de l’homme de cœur qui vient de nous être enlevéi
Son père, le célèbre naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, habitait
le Jardin des plantes où il.avait créé la belle ménagerie que l’on y admire,
et où il occupait la chaire de zoologie. C’est là qu’est né M. Isidore Geoffroy,
le 16 décembre 1805 ; c’est là qu’il a passé sa vie presque^ tout entière,
grandissant d’abord dans la science, sous les yeux et la direction de l’illustre
maître auquel il devait le jour, puis succédant à ce père vénéré dans la
chaire de zoologie du Muséum ; c’est là enfin que nous venons de prendre
sa dépouille mortelle pour la conduire à sa dernière demeure.
Le jeune Geoffroy consacra d’abord quelque temps à l’étude spéciale des
sciences mathématiques. 11 se plaît à rappeler cette circonstance dans ses
ouvrages, et lui,attribue une heureuse influence sur l’esprit dans lequel il a
entrepris et exécuté ultérieurement ses divers travaux. Bientôt il quitta les
mathématiques et s’adonna complètement à l’étude des sciences naturelles.
A dix-neuf ans, il était aide-naturaliste au Muséum; à vingt-quatre ans,,il
débutait dans l’enseignement public, et faisait dans ce même établissement la
seconde partie du cours d’ornithologie, comme suppléant de son père ; à
vingt-sept ans, il entrait à l’Institut.
P.ermettez-moi, messieurs, à cette occasion, de rappeler xme scène qui
s’esl passée lors de son élection à l’Académie des sciences. . C’était le 15 avril
1833, Gay-Lussac présidait la séance ; à côté de lui, siégeait, comme vice-
président, le père du jeune candidat, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Les
bulletins de vote étant recueillis, Gay-Lussac les compte d’abord, suivant
l’usage ; puis, au moment d’en faire le dépouillement, il s’arrête, et demande
à l’Académie la permission de se faire remplacer au fauteuil de la présidence
— Il
}ïar Theureux père,rson voisin : par niie exquise délicatessé de sentiraeni,
l’éminent physicien voulait procurer a Étienne Geoffroy le double bonheur
de constater lui-même le triomphe de son fils, et de le proclamer l’élu de
la savante compagnie. Je n’essayerai pas de dépeindre l’émotion produite
dans toute l’assemblée par cette seènê touchante.
La carrière universitaire de JM. Isidore Geoffroy commença en 1837,
époque à laquelle il fut chargé de suppléer son père à la Faculté des sdences
de Paris. Bientôt, lors de la création de la Faculté des sciences de Bordeaux,
il fut nommé professeur et doyen de cette Faculté ; puis il devint successi¬
vement inspecteur de l’Académie de Paris, inspecteur général de l’Université,
et membre du Conseil royal de l’instruction publique. Enfin, en 1850, il
obtint à la Faculté des sciences de Paris la chaire de zoologie vacante par la
mort de Blainville, et ne tarda pas à se démettre des fonctions d’inspecteur
général pour s’adonner exclusivement à son enseignement et à ses travaux
scientifiques.
M. Isidore Geoffroy était mi professeur des plus distingués. Il avait l’élo¬
cution facile, s’exprimait avec Une gracieuse simplicité, sans aucune préten¬
tion à l’éloquence, et captivait l’attention de son auditoire à la fois par la
clarté de ses explications et par l’art avec lequel il savait grouper les faits
isolés autour des idées principales qu’il cherchait à mettre en lumière. Un
des caractères saillants de son enseignement, c’est qu’il cherchait toujours à
montrer le côté utile de la science qu’il professait ; en suivant celte voie, il
n’a pas voulu s’arrêter en route, et il a été conduit à la fondation de la
Société zoologique d’acclimatation, société qui, sous son impulsion, a pris si
rapidement un développement considérable.
< Étienne Geoffroy Sâint-Hilaire, on le sait, avait eu en 1830, avec Cuvier,
une célèbre discussion à laquelle tout le monde savant s’était vivement inté¬
ressé. M. Isidore Geoffroy, adoptant complètement les idées larges de la
méthode synthétique que son père avait cherché à faire prévaloir, s’en con¬
stitua depuis le champion zélé et infatigable. Dans ses leçons, il ne négli¬
geait aucune occasion pour appuyer la doctrine de son père. En agissant
ainsi, il ne faisait qu’obéir aux convictions profondes qu’il s’était formées au
sujet du célèbre débat que je viens de rappeler ; mais il était heureux que
son opinion comme savant s’accordât avec les sentiments de son cœur, et il
puisait dans ces sentiments de nouvelles forces, pour défendre ce que sa
raison lui montrait comme étant l’expression de la vérité.
Ai-je besoin, messieurs, de vous dire combien les affections de famille
étaient puissantes chez notre regrettable confrère ; combien surtout, dans
ces derniers temps, il trouvait de ressources dans son cœur pour tâcher
d’adoucir le cruel chagrin dont sa vénérable mère se voyait abreuvée ?
Pauvre’mère, qui a vu successivement s’éteindre près d’elle son mari et ses
enfants ! Puisse-t-elle ne pas succomber à cette nouvelle épreuve, si ter¬
rible et si inattendue! Puisse-t-elle du moins trouver quelque allégement à
son immense douleur, en voyant combien la mort de son fils bien-aimé excite
de regi’ets parmi nous tous !
— 12 -
Et nous qui avions le bonheur de le voir souvent de près et dans l’imi-
mité; nous qui avions pu apprécier jusqu’à quel point étaient poussées chez
lui à la fois les qualités du savant et celles de l’homme de bien, nous faisons
en lui une perte irréparable ! INous allons nous séparer à jamais de ses restes
mortels; mais son souvenir restera vivant dans nos cœurs! Sa mémoire ne
cessera de nous le présenter comme un modèle que tous, maîtres et élèves,
ne sauraient trop s’efforcer d’imiter !
Adieu, cher confrère, adieu !
Discours de BI. Robinet,
Président de l’Académie de médecine.
Messieurs ,
L’Académie impériale de médecine aurait cm manquer à un devoir sacré
si elle n’avait pas donné à l’un de ses représentants la mission d’apporter
sur cette tombe l’expression de ses douloureux regrets.
U y a moins de deux ans l’Académie écoutait avec respect l’éloge de l’il¬
lustre Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, dans lequel son secrétaire perpétuel
avait dépeint avec une vérité saisissante et un rare bonheur d’expressions
les grandes qualités de l’émule, du rival de Cuvier.
Cet hommage ne devait pas être le seul rendu à la mémoire du savant
naturaliste qui avait été notre collègue.
L’Académie de médecine, pour l’honorer une seconde fois, s’était em¬
pressée de s’associer son fils, M. Isidore Geoffroy, le digne successeur de ce
beau nom.
Mais ce n’était pas seulement, hâtons-nous de le dire, parce qu’il s’appelait
Geoffroy, que l’Académie avait donné au fils le fauteuil du père.
M. Isidore Geoffroy était un de ces hommes qui, par leurs immenses tra¬
vaux scientifiques, se placent bientôt au premier rang, et pour lesquels l’il¬
lustration du nom est une noblesse qui oblige.
Personne n’avait mieux rempli ce devoir que noire regretté collègue, et
l’histoire des sciences dira les deux Geoffroy, comme elle a dit les deux
Pelletier, les Jussieu, les Richard.
Les travaux des Geoffroy avaient eu, surtout parmi nous, un gi’and reten¬
tissement.
La médecine est une de ces sciences complexes résultant de l’applica¬
tion judicieuse de toutes les connaissances humaines, et s’il était donné à
un homme de tout savoir, afin qu’il puisse remplir sa mission, sans défail¬
lances, sans méprises, c’est bien le médecin qui devrait être cet homme.
Sa vie est une vie de labeurs et d’études constantes. Jamais il ne croit
avoir assez appris, et pour satisfaire ce besoin qui le tourmente, pour
répondre à ce cri de sa conscience, il recherche avec ardeur les plus savants
dans toutes les sciences, il s’attache à leurs pas et se suspend à leurs lèvTCS.
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Tel est, messieurs, le sentiment qui porta l’Académie de médecine, dès
son origine, à s’associer les maîtres de la science, les Jussieu, les Cuvier,
les Geoffroy Saint-Hilaire, Arago, Gay-Lussac, Thénard.
M. Isidore Geoffroy était bien digne de Tune de ces places que les illus¬
trations de la science avaient occupées.
Ses travaux si remarquables en zoologie, en tératologie et anthropologie
lui donnaient des titres brillants à l’estime de l’Académie, et si nous avons
considéré comme un honneur de le voir à nos côtés, M. Geoffroy ne témoi¬
gnait pas moins, par une assiduité constante à nos séances, du prix qu’il atta¬
chait au titre de membre de l’Académie impériale de médecine.
C’est avec une profonde émotion que l’Académie a appris la grande perte
qu’elle venait de faire.
Puisse cette imparfaite expression de ses regrets être du moins une preuve
de la douleur qu’elle ressent
L’Académie s’associe à l’affliction de la famille de M. Geoffroy et au deuil
du monde savant, qui était aussi sa famille et dans laquelle il occupait une
place si distinguée.
Adieu donc, cher et honoré collègue I Ton nom restera gravé dans notre
mémoire et dans les fastes de l’Académie, à côté de celui de ton illustre père
et parmi les noms les plus respectés. Adieu !
Discours de m. Drouyn de Lhuys,
Au nom de la Société impériale d’acclimalation et du Jardin d’acclimatation
du Bois de Boulogne.
Vice-président de la Société ünpériale d’acclimatation, j’ai voulu accom¬
pagner jusqu’à sa dernière demeure celui qui fut, pendant six années, mon
collègue, c’est-à-dire mon ami : car avec Geoffroy Saint-Hilaire, ces deux
titres étaient inséparables; sa bienveillance sympathique transformait en
amitié dm-able une simple collaboration. Il est ici quelqu’im dont je semble
usurper la place, et qui pourrait mieux que moi vous le dire, puisqu’il a
été le promoteur ou le confident de ses premiers desseins : M. le comte
d’Èprémesnil, secrétaire général de notre Société.
Dans les âmes d’élite, le même foyer produit la lumière de la pensée et
la chaleur du sentiment : c’est là leur gloire et la cause de leurpuissanee ;
mais trop souvent aussi, c’est Técueil auquel vient se briser la fragibté
humaine. La plus riche nature s’épuise bientôt en prodiguant tous les
trésors de l’esprit et du cœur.
Combien de fois avons-nous admiré daus notre président cette infati¬
gable activité qui tour à tour s’élevait aux plus hautes généralités de la
science et descendait aux plus minutieux détails de l’administration ; cette
indomptable ardeur que le succès n’a jamais attiédie et que le revers n’a
jamais éteinte ; cet habile maniement des hommes qui savait exiger sans
délicatesse il avait alors dans ses procédés ! Combien de fois, ii’a-l-il pas doublé
la valeur d’un service ou d’un bienfait, en laissant ignorer sa généreuse inter-
ventioil!
Tant de générosité et de délicatesse n’excluaient pas chez lui la fermeté
de l’homme public, quand il s’agissait de remplir un devoir. Dans ces cas, la
sévérité lui coûtait, et il était ingénieux pour tempérer la rigueur d’un refus
ou pour amortir les conséquences d’un acte d’autorité devenu nécessaire.
Mais, voici peut-être ce qu’il y avait de moins généralement connu dans
cet homme de bien. L’âme ne s’ouvre tout entière que dans les relations
les plus intimes, et encore faut-il quelquefois lui surprendre son secret, car
plus un semiment est profond, plus celui qui l’éprouve a de peine à
l’exprimer au dehors. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire conservait au fond du
cœur ou irrémédiable tourment, depuis la mort d’une compagne adorée et
dign« de l’être. Des confidences à la fois cruelles et douces auraient pu
sans doute soulager ce cœur déchiré, mais Geoffroy s’épargnait à lui-même,
en l’épargnant aux autres, la douleur de toucher une plaie toujours vive et
pleine d’angoisses.
Les seules diversions de son chagrin auxquelles il ait voulu consentir, oui
consisté dans un travail dç tous les jours, de tous les moments. Son existence
s’est ainsi vilement épuisée par les deux pôles, le cœur et la tête.
L’agonie d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a été précédée de quelques luem-s
vacillantes d’une pensée toujours noble, même en s’éteignant. C’est ainsi que
sé sont manifestées jusqu’au dernier souffle l’élévation d’esprit et la grandeur
d’âme de celui qui fut un savant éminent, et le meilleur des hommes.
Adieu donc, excellent ami, nous te conserverons dans nos cœurs un
souvenir pieux à côté de celui dé ton père illustre et bon, à côté de celui
de ta femme et de ta sœur, si aimantes et si aimées.
Ce souvenir, nous le réchaufferons au foyer de ceux des tiens qui nous
restent, à ce foyer dont ta courageuse, ta vénérée mère sera le centre, elle
qui a été la compagne pendant quarante ans de l’homme de génie dont tu as
continué la gloire et légué la pensée à ton fils.Adieu '...^